mécaniques inconscientes

Véritable réquisitoire contre la rhétorique des formes considérée maintenant à la fois sous l'angle de la liberté de l'esprit et sous celui des rapports et des proportions, des machines issues de la société industrielle, telle se présente de prime abord l'oeuvre de René VIDAL :

double à tous égards, sculptures, agencements machiniques, encres, sérigraphies, textes, l'un entoure l'autre, nouvelle dualité.

Tout dans son oeuvre est d'extérieur ou d'intérieur :

les textes ceignent les sérigraphies qui entourent les "Batailles" qui se rassemblent à l'entour d'autres "Encres" et sculptures. Ce qui est nommé "Encres" se situe ainsi dans un mouvement général de rotation avec prédominance d'une couleur - le noir, le blanc, le rouge, le bleu... qui indique semble-t-il ce rapport de l'extérieur à l'intérieur - ainsi du travail du blanc dans la plupart des sérigraphies ou encore dans le tableau qui se trouve à l'entrée de l'exposition, ou dans telle sérigraphie à prédominance rouge apparition gigantesque d'un blanc, la sculpture elle-même réservant à "Simonetta sur socle" le blanc dans sa dimension métaphorique de vide par greffes successives.

Mais ce qui est signalé dans cette prédominance ce n'est pas tellement une dualité qu'une rotation, rotation qu'on pourrait dire du signifiant plastique lui-même, rotation qui ne se saisit que pour autant qu'on l'oppose à la traditionnelle conception linéaire.

C'est grâce à cette rotation qu'émerge un instant le pulsionnel qui habite et hante l'oeuvre de VIDAL.

L'énergie circule alors à toute vitesse d'un point à l'autre de l'espace pictural laissant l'oeil complètement interdit, ne sachant se poser là ou là, ne pouvant investir en nul temps la charge pulsionnelle qui s'y manifeste, d'où l'impossibilité de s'arrêter un seul instant sur un "Jorn", en séparant un, le mettant hors circuit pour un branchement particulier, mais nécessité de les parcourir tous ainsi sans arrêt, ne pouvant en fin de compte s'attarder qu'à leur reliure, seul lieu où ils font unité, livre, construction, mais aussi où réapparaît immédiatement la dualité signalée plus haut :

le "Livre des Jorns" ne se comprend que dans le rapport extérieur/intérieur, fermé/exposé, il n'est une exposition-temps ("Jorns") qu'à condition d'habiter l'espace.

Ce qui ressort donc dans un premier temps de l'exposition de René VIDAL c'est la charge, l'énergie pulsionnelle que manifestent toutes ses oeuvres planes - encres, dessins, sérigraphies, collages.

L'espace exposé devient imaginaire, arraché au silence d'une psyché individuelle, i1 s'expose ainsi à nos yeux qui, s'ils ne peuvent que le parcourir, y reconnaissent du moins là et là, l'accomplissement du désir, non pas tant en ce qu'il est représentatif comme voudraient le faire croire les textes qui y sont accolés, puisqu'ils prélèvent un moment narratif à la charge originelle du travail pour le figer dans tel ou tel signifié sous nos yeux collectifs, mais plutôt parce que les techniques scripturaires de VIDAL présentent le mouvement du désir lui-même et non son objet hallucinatoire.

Ici, le désir ne désire pas être re-présenté, il désire se perdre, en se déchargeant sur et dans l'objet.

VIDAL signale d'ailleurs lui-même ses pulsions : je suis un descendant de l'homme des cavernes, j'aime m'asseoir sur une chaise, je suis assis sur une chaise dans la caverne et j'ouvre la paroi pour voir le paysage.

De ces propositions principielles la technique fait: "Simonetta sur socle" et "le Volet".

Ce qu'il faut donc remarquer c'est l'utilisation de la technique comme procédé subversif, retournement de signes , puisque l'exposé se feuillette en strates de sens jamais épuisées ni par les textes ni par les titres.

Nous pouvons alors énoncer le deuxième trait marquant de l'exposition :

L'oeuvre de VIDAL ne s'épuise ni dans le discours explicatif qui l'accompagne ni dans la répétition des formes, ne supportant pas l'expression discursive, elle ne supporte pas non plus l'expression plastique formelle, elle n'exprime rien, elle est ... la charge pulsionnelle de son auteur.

C'est pourquoi l'écriture ainsi apposée à la série des graphismes fige, en ce gens qu'elle recueille, prélève dans la possibilité infinie du sens, celui qui, subjectivement, prévaut pour celui qui écrit. Auteur et créateur se rencontrent ainsi dans le manuscrit de la subjectivité :

à toutes choses le sens n'est donné que par l'homme. Son pouvoir est tel sur les choses qu'il ne les touche même pas, par le pur décret de son choix il en fixe le sens dans un manuscrit qui semble par-là même vouloir oblitérer la technique d'une typographie (d'ailleurs cette volonté d'exposer l'écriture manuscrite de l'écrivain s'inscrit nous semble-t-il dans tout un courant contemporain de retour à un antérieur, que celui-ci soit la nature ou les choses du passé, courant somme toute de "Restauration" qui faute d'analyser ses présupposés métaphysiques véhicule à la fois une morale et une idéologie, comment rendre compte en effet de l'utilisation de moyens techniques pour la reproduction de l'écriture manuscrite, n'oublie-t-on pas ce faisant l'utilisation possible de la typographie dans l'expression littéraire, ce courant ne se trouve-t-il pas pris dans une dénégation du technique ou si on en veut reprendre l'étymologie de l'art?), et la fait entrer telle quelle dans le sanctuaire du sens car l'acte magique de l'écrivain-démiurge ne peut produire que des objets sacrés, lui, ne véhicule pas la technique, aseptisé dès sa naissance, il est d'emblée plongé dans la vérité d'un poétique et ne peut qu'être destiné à donner la lumière auguste et blafarde du sanctuaire-sens où se célèbrera comme il convient "l'annexion du monde par l'individu" dans une orgie de signifiés.

Dès lors c'est quand on s'y attend le moins que le rapport du discours à l'oeuvre (d'art) s'impose comme question - dans le titre de telle sculpture "je suis Arnaud qui ramasse le vent", ou dans l'apparition au terme d'une série et comme dans une visée téléologique, d'une connotation surcodée de signifiants! "ni...", "poésie", "anarchiste", ou encore là et là la répétition laconique des origines: occitan dans tel envers de panneau s'ouvrant, "occitan" dans une sérigraphie, occitans les titres aussi -mais à ce niveau tout se joue dans l'échange, le travail devient travail de séduction, passe par l'illusion de l'échange, l'illusion d'être compris (dans l'échange).

C'est ailleurs que de façon plus prégnante l'écrit interroge l'art, l'écrit ou plutôt l'inscrit :

l'inscription en forme d'écriture arabe, cette métaphore obsédante apparaît comme le mythe personnel de René VIDAL dans l'inscription plane de l'arabesque.

C'est seulement là que la technique d'écriture concerne, en tant que technique d'inscription, dans son absence de lisibilité pour le collectif de l'exposition, une étrangeté et une incertitude, un écart entre l'espace du regard et celui du discours, de telle sorte que, au lieu de le masquer, la pratique artistique de VIDAL le creuserait au contraire, en mettant en cause la relation du voir et du dire.

C'est pourquoi, à notre sens, c'est dans la technique qui le fait se dire lui-même sculpteur que VIDAL excelle.

Ainsi, par exemple, que l'on soit ou non d'accord sur la justesse de l'analyse qui conduit à la production de "Batailles" et sur le choix d'Uccello comme victime de la subversion de l'image, c'est ici, encore une fois, le procédé qui doit nous retenir.

Prendre tantôt une oeuvre dont il modifie le sens, tantôt un élément caractérisé de la société industrielle dont il effectue la greffe sur un document dénonciateur fait apparaître ce travail comme l'ébauche d'un type d'approche à la fois distancié et critique par rapport à un élément préexistant que VIDAL intègre dans un second temps à son oeuvre comme un phénomène d'appropriation (Vénus/Filha Polida) où n'apparaît plus maintenant comme dans les sérigraphies ou les encres l'orientation du champ iconique pour établir à la fois l'ordre du patronyme et celui d'un texte contresigné.

Ici nous sommes aux antipodes des plans que tirent "Dénature". Loin de dénaturer, "Dénature" figeait le sens, l'orientait.

Dans son travail de sculpture, c'est la sculpture elle-même qui dénature la possibilité même de la subjectivité : pièces et dispositifs d'une machine, bielles, engrenages, pistons, ressorts, tubes, cylindres, colonnes, plumes, tiges, clés, socles, butoirs, tirettes, vous sentez que tout se démonte, que tout s'agence (ainsi hors exposition telle céramique), peut-être vous croyez-vous entouré d'un "coït d'éléments" obsédé sexuel, vous rêvez d'une mécanique d'agencements solides, de rapports nécessaires entre les dimensions des corps, vous élaborez "en douce" une "sexologie machinique".

Agencements machiniques : vous comprenez alors que la charge pulsionnelle que les dessins et les collages transpiraient restait soumise à une subjectivité à modèle binaire, alors que dans la sculpture la question n'est que de branchements et de relais, et vous saisissez comment le travail de VIDAL s'enracine dans la sérigraphie en vous souvenant dans la soudaineté d'une fulgurance que Wahrol à ses débuts disait vouloir devenir machine, non plus charge émotionnelle mais charge d'intensité, non sentiments mais relais et flux, montages en séries, "greffes" dit VIDAL nous préfèrerions "agencements".

La machine gagne alors toute l'exposition, les machines que VIDAL construit jouent, rusent, forment des pièges qui se referment sur la subjectivité de VIDAL.

Lui, construit, ordonne, démiurge, il essaie d'imposer un ordre subjectif, mais, les machines qu'il construit "dénaturent" sa subjectivité.

Alors qu'il croyait réussir à enfermer la vérité, il construit des "coffres" qui, à s'y méprendre, feraient des tabernacles, "Simonetta 77 à plumes" n'agence des ressorts que pour une fermeture à tout jamais illusoire (la machine a gagné), et dans l'impossibilité de garder la vérité, il la confie à "Simonetta sur socle", qui produit elle-même la boite, où VIDAL joue à la possession de ce qu'il appelle lui-même le "secret de Simonetta", secret qu'il tente de garder, Cerbère, par de multiples clés. Or la machine semble à chaque fois qu'elle joue à être une machine avoir gagné contre la volonté subjective de VIDAL. La machine qui par sa construction fait que les forces mécaniques de la nature réalisent un travail, la machine dénature parce que son artifice consiste à montrer le procès de production d'où elle provient et que l'artiste dans sa subjectivité croyait pouvoir oblitérer.

La subjectivité de VIDAL voulait garder le secret dans la botte à clés de "Simonetta sur socle", croyant, tout n'est qu'une question de croyance, que la vérité et le sens ("le secret") peuvent se cacher avec le nom de pulsion sous l'illusion du machinique, et voilà que la belle machine montée dans l'extrême solitude de la subjectivité révèle par son seul mécanisme qu'il n'y a là qu'illusion de vérité.

Même si cela dépasse le projet de VIDAL, son vouloir dire pulsionnel, émotionnel, nous persistons à penser que s'il excelle dans la sculpture ce n'est pas en raison de la charge affective qu'il met dans la construction, mais en ce que la construction par-devers lui déconstruit sa subjectivité, réinstaurant un règne de la machine où il n'y a plus de domination technique de la nature ou de la matière, mais où la machine n'est plus mécanisme mais piège, ruse, machination ...

VIDAL lui-même est pris au piège de ses machines : ce qui faisait le ressort de son travail est ainsi retourné, le piège a fait effet inversant son extérieur et son intérieur.

Alonso TORDESILLAS
Professeur de philosophie à la Sorbonne

Note: Nous remercions particulièrement Marie-Claire SAINT-GERMIER pour la pertinence de ses remarques et les précieuses indications qui nous ont guidées tout le long de l'exposition.