Anie :
envol et atterrissage
RENÉ VIDAL SOUS LE SIGNE DE BAUDELAIRE
Depuis une vingtaine d'années, des sommets pyrénéens que l'on gravit dans l'amitié. Des notes, impromptues et fidèles, parfois jusqu'à l'histoire entière que l'on écrit à la suite de l'ascension: le journal de bord du navigateur en prévision de nouvelles partances. Des dessins préparatoires ensuite, et des esquisses diverses, souvent précises et colorées: contre l'ascendance surréaliste, l'inconscient sous contrôle, si possible, comme chez Magritte ou Miró par exemple. En dépit de certaines apparences, rien ne sera laissé au hasard, fût-il déclaré objectif, quand, plus tard, René Vidal descendra dans son atelier mourenxois pour y façonner des sculptures-objets qui sont des voyages autant que des paysages. Une irrépressible curiosité, l'éternelle recherche de la beauté et du bonheur, voilà bien sûr ce qui obligera le sculpteur-poète à des descentes toujours renouvelées vers le centre interdit de lui-même:
Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau!
Dans la chaîne des rencontres et des métamorphoses, nous sommes les contemporains d'une surrection inattendue. Une vingtaine de sculptures en bois reconstitué et matériaux composites sont ainsi nées de l'orogenèse vidalienne:
Pène Sarrière, Barroude, Monte Perdido, Vignemale, Canigou, Gabizos, Rhune, Okabé, Pic d'Arriel, Pic d'Er, Aneto (Arête des Salenques), Table des Trois Rois, Cotiella, Lakhoura, Ansabère, Néouvielle (Arête des Trois Conseillers), Balaïtous (Aiguille Lamathe), Campbieil-Maou-Badet-Pic Long, Orhi, Peña Montañesa, Col de Pourteillou,
et, en 2004,
Anie: envol et atterrissage…
De chacune de ses ascensions, René Vidal a rapporté quelques brimborions promus memoranda : un brin d'herbe ou une plume, une racine ou une écorce, un ossement. Infailliblement surtout, il a recueilli une pierre sur chacun des sommets. Une pierre chargée d'inconnu et d'énergie. Un gisement. Un signe tangible et un bloc magique. Un caillou prélevé et qu'il faudra relever. Le gage des correspondances à faire advenir. La future clef de voûte du temple, car l'enjouement affiché n'exclut ni la solennité ni même une profuse sacralité:
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.
Anie. Ascension d'Anie le 6 octobre 2002…
L'Anie, quand on l'observe depuis Lescun, s'anime de l'exubérante féminité qu'envenime toujours la naïve animalité des fonds par où l'approcher. L'Anie enivre ainsi que Danaé dans son château d'Argos. Cette montagne attendant la pluie d'or d'un légendaire enfantement est toute femme. Peut-être quelque déesse tellurique, voire une Vénus primitive: la verve de ses seins, là-haut, la sève de son sexe encascadé, plus bas, servie sur un plateau. Comment pénétrer le mystère de cette présence dont regorge le monde sensible? Dans l'Espace Vidal, en tout cas, Anie et La Géante baudelairienne ne font qu'un. Comment se lover dans la loi universelle des analogies? Comme toutes les sculptures de la série, Anie: envol et atterrissage ne prendra forme qu'après une alternance de montées et de descentes successives. Comment donner vie et sens à la matière? Trois gestes propitiatoires incomberont à l'Argonaute brûlant de faire corps avec la jeune géante. Ascensionner-Prélever-Restituer:
J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante
J'eusse aimé voir son corps fleurir avec son âme
Parcourir à loisir ses magnifiques formes
Aux échancrures de Braca, brut éclat de bois, premier atelier, ont émergé des lisières d'aube pâle. La montagne d'Azun n'est encore que pure promesse d'azur parmi les arres grises et l'aire des vautours. De muettes ténèbres serrent vos cerveaux. C'est l'heure spleenétique du long cortège funéraire des proches aiguilles d'Ansabère : Calame et Carrive, J.-C. L. G., Garroté et B. B. amputé…:
— Et de longs corbillards, sans tambours ni
musique,
Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
On marche mort au rhombe des tracas et de l'ennui silenciaire:
Loin des sépultures célèbres,
Vers un cimetière isolé,
Mon cœur, comme un tambour voilé,
Va battant des marches funèbres.
On s'exhorte pourtant à un nouvel appareillage. Etonnants voyageurs… Désancrez-vous! Elancez-vous!
O mort, vieux capitaine, il est temps! levons
l'ancre !
Ce pays nous ennuie, ô mort ! Appareillons !
Va… Arrache-toi… La joie première du saut promet d'autres ivresses. Prends ton envol afin que tu renaisses, René :
Envole-toi loin de ces miasmes morbides;
Va te purifier dans l'air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Va… La pierre votive a été prélevée au faîte de l'Olympe dont la tête se pavane. Quelques mètres ont été désescaladés sur son cou large et rond. Les ailes ont été déployées sur son épaule grasse. Leur galbe coloré a voilé un sein de la jeune Géante. Des rehauts de gouache et de pastels gras muscleront les membres de papier de la future sculpture: quatre pieds foulant un ventre et la houle d'autant de mains agrippées aux cordages. C'est là qu'il faut courir. Galoper. Descendre quatre à quatre du balcon de l'Anie. Ruer à coup de sabots contre un rocher mauvais. Ruer et rebondir. Hennir à quatre mains sur le clavier désert.
Au bout du bois de Braca… Abracadabra… A bout de bras du bout des doigts… Des-bouts-de-bois-des-bouts-d'étoile-et-de-toi:
Je mets à la voile
Et s'élève l'hymne d'une harpe éolienne, la chanson de l'essor:
Comme un vaisseau qui prend le large
L'aile nue ouvre la roue des routes, nageant dans les dictames de l'éther, suspendant tous les doutes et soutenant la pierre au grain vigoureux:
Un parfum nage autour de votre gorge nue
D'amples oscillations aromatisent un bercement à ciel ouvert. Une élasticité tissue de brises et de philtres assouplit le cuir des regrets et baigne le désir. Le silence respire. L'aérien wigwam ne répond plus qu'aux sollicitations de l'âme. Du hamac renversé de la voile, on verra voler selon, des anges pneumatiques, des putti lithophores ou d'exquis flysurfers. Godille dans la poudre bleue du vert paradis de l'enfance. Céleste Kristiania ou slalom néant? Planté d'un bâton télescopique dans l'ocelle des nuages. Schuss dans l'Ailleurs. Higher. Anywhere out of the World.
Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux
Et planait librement à l'entour des cordages
C'est beau en l'air, c'est beau de l'air. Elle et l'aile sont une même caresse. L'île est une barque dans le berceau du vent. Au van des souvenirs, vous vous dédoublerez sur le tapis volant du rêve. Un cœur en stéréoscopie palpitera à travers des passe-vues qu'anise la voyance d'une féerie numérisée. Ici — retournez cet adverbe et c'est encore ici — l'humour compensera le risque, l'esprit de jeu consolera des dés et des désirs jetés dans l'abîme. Comme freinent parfois les mains du pilote, les mains du sculpteur chanfreineront l'âpre matière du souffle.
Icarrafancq plane désormais dans un flux d'instants contradictoires, suspendu entre les postulations des ascendances et de la chute:
Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie
René Vidéalisera l'harmonie de La Vie antérieure en ses grands reposoirs:
J'ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
En haut, dans le cube d'air du ciel, en bas, dans l'éclat de bois de l'atelier, chacun a joué ou jouera avec autant de sérieux que de candeur d'un instrument patiemment inventé, conforté, assoupli. La mélodie s'élève et s'envolera à force de voiles et d'un nonchaloir voulu. L'onde que l'on mesure s'est maintenant aérisée dans la lumière d'automne. La fraîcheur du jaillissement irradie une douce chaleur. Les bras du besoin et les bras du désir s'extasient, tendus vers le ciel de leur éternité:
les vaisseaux glissant dans l'or
et la moire
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur.
On reprend pied au pied de la jeune géante. Sur un plateau frémissant de Mérindéras érigés que l'on piétine non sans insolence. Traces d'impacts… Le fer tord des piètements de ce port témoignera d'un rapt griffu. Amer atterrissage… Le vert paradis en est tout mauve. L'aile ne s'est arrondie que pour voiler ce qui ferait scandale dans le ronron dominical. Sur le plateau où, sans chaise, d'aucuns pique-niquent, rassasiés de guimauve, celui qui vient de là-haut peut voir soudain l'eau remonter à sa source. Alors il s'endort un moment sur le plateau des songes où se confondent la beauté d'un visage et la paix d'un village:
Dormir nonchalamment à l'ombre de ses seins,
Comme un hameau paisible au pied d'une montagne.
C'est une pastorale très enfantine:
Et tout ce que l'Idylle a de plus enfantin.
Or le plus beau de l'Idylle est à venir. Le nouveau est à naître, décollé de l'antécédence même. Evadé vif. Un autre voyage va commencer, caféiné, filtré et torréfié sous l'aile des vautours muselés et des muses amusées. D'échos en résonances mais aussi de ruptures en décrochages, un retournement aura lieu, fortifié par de menus ajustements : René Vidal-La Vie Renaît. Dans l'atelier, un peu plus bas, beaucoup plus haut, l'éruptif créateur entrera en activité. Il plongera en apnée dans ses gouffres. Il raboutera le noble et le roturier. Il tentera de réconcilier le proche et le lointain, l'unique et le commun. Il entonnera le contre-chant de l'intime et de l'universel. Rayonnant de chaleur, il fera ce qu'il faut de lumière dans la nuit qui unit. Ruisselant de poésie, il réappareillera pour une seconde croisière à la croisée des routes du réel et de l'imaginaire:
Quand ainsi qu'un poète, il descend dans les
villes,
Il ennoblit le sort des choses les plus viles,
Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets,
Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.
C'est dans ce creuset qu'il fondra les objets fervemment recueillis et les objets minutieusement fabriqués. Là qu'il fertilisera la trouvaille par un travail qu'il a appris auprès de son artisan de père et de son maître Marcel Gili. Là qu'il échouera ou qu'il trouvera. Là qu'il déploiera sa force et sa rêverie. Là qu'il alliera l'ingénuité à la science. Là qu'il mêlera l'alacrité et la gravité, l'affect et l'intellect. Là que la prise et la surprise s'enjamberont. Là que s'accoupleront la fantaisie et la grâce. Là qu'il exhaussera la pierre élue. Là que l'on déchiffrera ses runes. Là qu'il fécondera l'Anie. Là qu'il aimera à loisir la jeune géante.
C'est dans le ventre de son atelier qu'il sera et nous rendra heureux:
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'élancer vers les champs lumineux et sereins;
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
— Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes!
Il suffit d'accepter L'Invitation au voyage:
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté
Jacques Le Gall
Maître de conférences en langue et littérature françaises
Université de Pau et des Pays de l'Adour
(mai 2004)
******