RENÉ VIDAL : A BRUIT SECRET
« Ce sont des notes de montagnes
jetées d’écho en écho pour retentir
du bord d’un torrent au bord opposé »
(Chateaubriand)
De temps en temps, René Vidal monte jusqu’au ciel. Il prend ses
distances avec le monde d’en-bas et se maintient ainsi sur les sommets, la tête
dans les nuages, pour capter « des notes de montagnes, jetées d’écho
en écho ».
Plus tard, longtemps après, quand l’ivresse et les griseries de l’altitude
l’ont abandonné, quand l’ordinaire de la vie a repris ses droits et que les
souvenirs risquent de basculer dans l’oubli, il repart, solitaire, à la
recherche du temps perdu.
Alors, aux confins du conscient et de l’inconscient, il emboîte ses pas dans
les empreintes encore fraîches de la mémoire, n’utilisant pour uniques
prises que ses notes de montagnes qu’il a patiemment récoltées comme des
petits cailloux blancs pour retrouver sa route. Ainsi se laisse-t-il glisser
pour une descente en rappel entre les parois vertigineuses de son atelier.
Pour ne pas rompre le charme, René a pris soin de collecter, in situ,
des brins d’herbe, des bouts de racine, des duvets d’oiseau, des écorces
d’arbre : des matériaux sans prix, méticuleusement choisis pour leur
pouvoir évocatoire, ravis à la montagne comme le feu de l’Olympe dérobé
par Prométhée. Ce geste d’appropriation, digne d’un docteur Faust qui prélèverait
du sang et de la sève pour redonner de la vie et une jeunesse éternelle aux
souvenirs, n’a d’autre but que de ramener un peu d’odeur et de saveur
d’en haut, pour revigorer le monde d’en bas ? Mais encore faut-il
retenir ses impressions de montagne, volatiles par définition. Alors, René
confectionne des châsses ou des reliquaires, tout en volume et en couleur,
capables de raviver la mémoire d’une grâce obtenue. Mais au-delà de leur séduction
joyeuse, ces sortes de girouettes qui auraient perdu le nord et arrêté le
temps, conservent, dans leur hiératisme de statue votive, une impression de
sacré. C’est sans doute parce qu’elles évoquent ces trophées d’armes
offerts aux divinités antiques par les guerriers victorieux, ou encore ces
ex-voto et oratoires que l’on retrouvera, plus tard, sur les lieux de pèlerinage.
De même, René Vidal est ce pèlerin de la montagne qui crée toute sorte de fétiches
pour exorciser les peurs et tous les sortilèges qu’exerce sur lui la
fascination des grands sommets.
René refait la montagne à sa façon. Il y met ses peines et ses joies,
il y place ses rêves, il y cale sa propre histoire. Procédant par analogies,
par imprégnation, par réverbération ou par transmutation, son œuvre-caméléon
peut paraître hermétique, parce qu’elle se réfère à une mythologie
personnelle, mais aussi familière, parce qu’elle renvoie à une culture
universelle. Ouverte aux quatre vents, perméable à toutes les situations, à
toutes les rencontres et à toutes les filiations qu’elle absorbe comme une éponge,
elle est capable de les assimiler et de les distiller selon une esthétique bien
personnelle.
Au-delà de sa silhouette souple, féminine et découpée, chaque
sculpture se découvre, étape par étape, palier par palier, à la rencontre de
cheminées, de verrous, de cirques ou de gouffres et selon un mouvement
ascensionnel qui n’est pas sans rappeler celui de l’escalade. Il en résulte
un objet hybride, d’une poésie plutôt baroque, pour lequel la nature et
l’artifice, l’affect et l’intellect, s’y livrent une guerre intestine.
Certains éléments bruts, austères et monolithes comme un pic rocheux
s’opposent à d’autres plus complexes et labyrinthiques qui préfèrent
suivre le cheminement des méandres de la pensée. Cet exercice d’équilibre
des forces d’accomplit dans une composition très graphique et comme
suspendue. Avec l’audace et la précision du danseur de corde qui défie les
lois de la pesanteur, René Vidal s’aventure au bord des précipices,
uniquement pour lancer un défi à la Nature. Ainsi, à l’aide de tiges et de
fils à plomb qui lui servent de béquilles, il lance dans l’espace la ligne
des crêtes qui se découpe dans le ciel.
Pour d’autres compositions horizontales qui se déplient comme les
panneaux d’un retable ou qui s’ouvrent comme la valise de Marcel Duchamp :
René compartimente ses boîtes à malice. En parfait entomologiste, il classe
ses émotions, les fractionne en registres, les range dans des tiroirs comme des
secrets de famille. Mais toujours, il enchâsse le corps du délit : la
pierre-témoin qu’il a ramenée de chacune de ses escapades, la preuve par
l’absurde qui accrédite ses rêves et autour de laquelle tout s’organise,
un peu comme une pierre philosophale qui transmue en or tout ce qui l’entoure.
Comme l’a préconisé Joseph Beuys : « L’homme
doit être à nouveau en contact avec les choses au-dessous de lui, animaux,
plantes et nature, et celles au-dessus, anges et esprits ». Traits
d’union entre l’inaccessibilité des neiges éternelles et le prosaïsme du
plancher des vaches, les installations de René Vidal voyagent dans un espace poétique
qui n’est pas coupé des réalités de la vie, et donc de l’art. Souvent,
elles rebondissent, par association de mots, d’idées ou d’images,
revisitant les céramiques polychromes de Gaudi, les bois peints de Louise
Nevelson ; les « shadow boxes » de Joseph Cornell… les
demoiselles-picassiennes-d’Ansabère. D’une manière moins littérale,
c’est la « pâte » Nouveau réaliste que l’on retrouve dans ce
bric-à-brac fait d’accumulations et d’objets de récupération avec en
prime l’utilisation des filtres à café usagés, étonnants philtres magiques
que ne renierait par Arman. Ou bien, c’est encore l’esthétique délirante
et dansante de Niki de Saint Phalle que l’on retrouve dans ces sculptures
joyeuses qui réussissent à rendre communicative leur ingénuité. Enfin, cette
façon de « faire de l’art en marchant » et ce principe
« d’intervention douce » sur la nature, rappellent Richard
Long qui déclarait lui-même : « les montagnes et les galeries
sont, au même titre, chacune à leur manière, extrêmes, neutres, sans
confusion ; ce sont de bons endroits pour travailler. »
Mais
au-delà du concept, le travail de René Vidal propose avant tout une œuvre de
plasticien qui donne du sens à la matière. Amoureux du bois dont on fait les
sabots, des matériaux variés dont il exploite les ressources cachées, du beau
métier, artisanal, habile et raisonné, il œuvre d’abord en sculpteur pour
donner à la montagne les couleurs de la vie.
En 1916, Marcel Duchamp proposait une œuvre en forme d’énigme, composée d’une grosse pelote de ficelle à l’intérieur de laquelle il avait placé un objet connu de lui seul, une sorte de gri-gri qui remuait lorsqu’on le secouait. La pièce s’intitulait A Bruit secret. Les sculptures de René Vidal se situent dans ce même registre, dans ces ready-made poétisés – Duchamp disait « assistés » - qui convoquent en un même geste, l’ordinaire et le sublime, l’intime et l’universel, le quotidien et le mystère.
Dominique DUSSOL